31 juillet 2016

Réaction locale étendue (Chinkungunya)

Après nos journées remplies de virées chez Ikea et de grandes surfaces d’électroménager, ou passées entre nos ventilateurs et nos nouvelles étagères, B. m’emmène manger au pied de l’ossuaire de Solférino, et le soir sous la lampe et pour digérer ces gnocchis faits de vieux pain rance mis à tremper dans le bouillon et qu’on ne trouve qu’ici, je lis ces histoires sur la truie infanticide de Falaise, attachée à une claie, mutilée et trainée demi-morte, en 1386, devant les paysans et leurs cochons réunis, jusqu’à la potence.
Depuis que je me suis installé, les moustiques ne me laissent pas un centimètre de peau indemne, je ne suis que prurit, papules bulleuses, croûtelles et vésicules cutanées.
Le samedi les petites routes qui nous conduisent en fin de journée a travers la plaine vers cette fête de campagnards barbus et de garçons sensibles, placée sous le signe de la chouette effraie, dans le bar en bois près de l’étang, que M. et F. ont pavoisé de fanions pastels et de tentes dressées au milieu des anciens marécages.
Près du vieux manège à chevaux, dans cette soupe de moustiques-tigres et sous les arbres, danser sur Caterina Caselli et Sisters of Mercy pieds nus sur les pierres, une valse de la dengue et du virus zika.
En rentrant dans la nuit sur l’autoroute, d’avoir trop dansé sans doute, ou d’une incompatibilité entre la bière et nos beignets à la mortadelle, B. est au bord du malaise et fait un vertige au volant, il est tout blanc, nous nous arrêtons à l’auto-grill le plus proche pour qu’il se reprenne, je lui achète de l’eau fraîche et je lui dis bois lentement, bois lentement et respire, puis, derrière un camion qui brinquebale dans le noir, nous roulons à cinquante sur la file de droite jusqu’à la première sortie à l’ouest du lac, nous répétant tous les cent mètres a voix haute que nous sommes bientôt arrivés.

Le matin devant mon café, compter sous les doigts les piqûres le long de mon dos, sur mon crâne, mes mollets  et jusqu’autour du nombril.

24 juillet 2016

The Airplanes at Brescia

Le jour, les cartons ouverts débordent de mes vieux vinyls retrouvés. Le soir des files interminables d’automobilistes avancent à peine sur la deux voies qui longe le lac bourré de lombards en week-end et de vacanciers allemands déshydratés. Au bout de la route, devant l’amphithéâtre qu’un mégalomane perché s’était fait bâtir sur la colline au temps d’un régime qui asséchait les marais et paradait en chemise, ce concert pâle, sur la scène cette longue japonaise chevelue qui se contorsionne sur ses bottines, on se dit qu’elle va les casser, elle s’emmêle le micro dans des mélodies tour à tour pénibles et éthérées, B. en perd une semelle de ses Campers, et quand la sono s’éteint, un feu d’artifice qu’on voit de derrière l’église achève de vider les batteries de nos portables épuisés. 
Les pigeons de la maison abandonnée a coté perdent leurs plumes sur le sol de notre chambre à coucher, il y en a tellement que je pourrais les peindre toutes et m’en faire une grande coiffe de chef indien et une plus grande encore pour B.  Les jours baignent dans la soupe d’humidité subtropicale qui rend les ventilateurs dérisoires et laisse la plaine accablée, les pigeons continuent de chier dans le ciel sale et les cloches à sonner,  B. fait de longs cauchemars plein de viaducs et de routes suspendues au dessus du vide, au Parco Pastore, les ados, stratèges et blasés, chassent le pokemon à vélo, au dîner chez F. les enfants se partagent des pizzas recouvertes de pommes-frites et le campari se noie au fond des verres de vin blanc. L’autre jour on a dévalisé en anti-moustiques mon premier supermarché.
Je me souviens quand on m'avait changé de bureau, on m'avait volé ma fenêtre qui ouvrait sur le ciel bleu au dessus de Saint-Gervais Saint-Protais de l'autre côté de la rue, il n'y avait plus plus rien à voir, la lumière était allumée dès qu'il pleuvait, en bas le local technique était en travaux depuis six mois ils avaient enlevé les distributeurs de boissons et celui qui restait au sous sol te donnait pour quarante cents du café sans gobelet, tu pouvais tendre les mains pour en récupérer un peu, entre tes paumes, une fontaine à jus lyophilisé, de chaussettes, d'un goût aussi désolant que l'échec qui m'avait conduit dans ce dédale de petits fonctionnaires devenus zombies majeurs, se trainant au ralenti d'une cour à l'autre de l'hôtel de ville, hébétés et hagards, et dont je faisais partie, la tête contre les murs, ces consignes absentes, ces travaux inutiles, à faire semblant de brasser du rien, dans une ville que je ne reconnaissais plus. 

Maintenant le Mont-Blanc est derrière moi, Paris et le Jura. On a acheté plein de biscuits de la Conad à tremper dans nos cafés au lait. Le ciel est blanc et sale, mais le bleu reviendra.  



01 décembre 2012

Hortensia Kebab

Ce jour-là, j’allais être en retard au boulot mais elle voulait gratter le petit bout de croûte noire, en haut à gauche, de ma cicatrice, de mon trou dans le bras. Oui parce qu’à la clinique ils avaient dit non attendez, vous n’avez pas bien compris, c’est pas une incision qu’on vous a fait, c’est un trou dans le bras. Elle grattouille avec son bistouri, vous voyez ce petit bout de croûte noire là en haut à gauche, je crois que c’est ça, je vais essayer de gratter, mais en fait vous savez, je suis pas très sûre de ce que je fais, c’est pas vraiment mon boulot, je suis juste infirmière moi, mais bon ça y est attention voilà je gratte, là. Puis elle a dit ah et au fait, hein, surtout, avec ça sur le bras, pas de soleil pour vous cet été, et là j’ai compris qu'elle était folle. 
Au travail, dans les grands couloirs pleins de fenêtres j’erre entre deux cigarettes ou bien on reste bloqués dans les ascenseurs, moi et la femme de ménage, celle qui fait les ascenseurs au chiffon, et qui sursaute comme au premier jour quand tu lui souhaites une bonne journée. Dans la cour d’honneur où je fume, je mate les pigeons, un ou deux pompiers, les agents de sécurité et puis les statues des porte-lance là haut, bien droites, sur le toit. Au Japon, les gens descendent dans la rue contre le redémarrage des centrales et sous le signe de l’hortensia. Ici depuis mai l’ennui s’installe et juillet avance en ressemblant à l’hiver, même quand il se met soudain à faire trente-deux degrés, chape de plomb, ciel bouché. Et quand on se retrouve sous les pins pour un soir sur le chemin des îles à Kamena Vourla, P. me tend une bière, je n’ai rien vu venir, je me pince : la voûte des arbres au dessus du grand bar, le petit dee-jay velu qui remixe Patty Pravo, la musique par-dessus le bruit des voitures, l’odeur de kebab, et le chant des oiseaux. Au matin le ferry avance lentement dans le détroit, entre le Continent et l’Eubée, au milieu des golfes, des carrières, des vieux villages détruits ou abandonnés. Sur l’île, pour remonter à la maison après les bières bues dans le bar semi-désert ou Katerina chante le soir de sa voix ferme pour faire danser trois cultivateurs de prunes séchées et deux plaisanciers égarés, ou bien au Bardon où la serveuse nous met en riant des glaçons dans la pression, on prend nos quatre-cent marches ou nos ruelles en pentes que je finis chaque soir de grimper pieds nus et les baskets à la main que j’ai retirées en chemin. Je suis Ava Gardner, P. et moi titubons en chantonnant, forçant à peine dans la côte sur de vieux genoux qui ne nous portent plus, jusqu’au lit où nous nous jetons éreintés et soufflant comme des bœufs, à l’heure du retour à l’étable. Et quand un restaurant ici, un café là, mettent la clé sous la porte au beau milieu de l’été, ce n’est pas faute qu’on y ait descendu de l’ouzo jusqu’à en pleurer. 
Alors plus tard, quand la rentrée a décidé de nous assommer, qu’au Tamil Nadu les anti-nucléaires indiens ont été rejetés à la mer, et qu’en France les huit millions sous le seuil de pauvreté ont été dépassés, Il n’y a plus ni kebabs ni hortensias, le matin et le soir moi j’ai repris à pointer, et puis mes patronnes ont recommencé à raconter sans cesse qu’elles sont sous l’eau, mais moi tant pis je plonge pas assez profond pour aller les repêcher. Dans la cour ils ont remis des piques contre les pigeons et certains viennent s’embrocher, mais il y a toujours autant de fiente sur les carreaux à ma fenêtre, c’est juste qu’on en prend moins sur la tête, en allant fumer. Depuis que le froid revient, souvent j’ai envie de manger des éclairs au chocolat ou au café, je m’achèterais bien quelques polos orange, et le petit agent technique du rez-de-chaussée a remis son joli pantalon bleu de travail qui me fait grimper. C’est bientôt Noël, et pour un aéroport qui engraissera les géants du BTP, le gouvernement a ressorti les matraques auxquelles les sociaux-démocrates n’ont jamais complètement renoncé. Pour calmer le boccage nantais, nos forces de l’ordre ont décidé que les grenades assourdissantes, aux manifestants, on pouvait désormais aussi bien les leur jeter aux pieds.

Je sais pas, après les bains de mer dans l’île, il n’y a plus de petit bout de croûte noire en haut à gauche de ma cicatrice, mais à l’approche de l’hiver je recommencerais bien à la gratter.

24 juillet 2011

Pruniers et cariocas (inch'Allah)

J’en ai plein l’estomac de ce juillet pluvieux, ma mère me téléphone elle est à la campagne en train de se faire chier, elle me dit personne ne parle ici alors bon qu'est ce que tu veux moi je m'occupe je ramasse des prunes, et moi je l’imagine en train de secouer les pruniers. Je n’ose pas lui dire qu’elle a de la chance, qu’ici il y a même pas de pruniers. Juillet me fait chier, je préférais juin, la chaleur, les chemises trempées, même ma thyroïde épuisée.

Je me souviens de juin, l’après midi de la gay pride, le char des Poppin’ Gays, le sound-system parfait, l’instant idéal, le gouine à cheveux et le bear indé ont des ressorts aux mollets et foutent le feu au char et au cortège exactement comme en short deux grosses lesbiennes punk joueraient au beach-volley de la vodka plein le nez, et moi j’aimerais bien ne pas avoir une entorse à la place des chevilles, et pas non plus du flan vanille là où se trouvait mon ménisque droit.

Mais bon c’est juillet, c’est dimanche et comme d’habitude je ne descends plus de chez moi que pour aller prendre mon café en bas au milieu des pépés, des vieilles iraniennes en bagouzes, des libanaises en colliers. Quand je remonte, Facebook est aussi silencieux qu’un désert où se noyer, la mer est encore loin et j’ai jamais été très doué en société, à la plage au moins on peut se baigner.

Vendredi, au D., il y avait trois brésiliens qui bloquaient l’entrée, ils n’en finissaient pas de papoter et s’entraînaient hardiment aux moulinets bras et poignets, il y avait aussi un crétin qui cherchait partout Quénette, mais il est où Quénette, l'est parti où Quénette, et c'est quand qu'y revient Quénette, mais bon dieu, dites-le-lui, à la fin, qu’il reviendra plus Quénette, et qu’on en finisse une bonne fois pour toutes. J’avais des envies d’île norvégienne entre l’autre qui cherchait Quénette et les trois cariocas qui se la jouaient on est des mûlatresses bien roulées et tant pis si t’as trois bières à la main et que tu veux passer et pis d’abord Quénette et ben c’est nous qui l’avons mangé.

P. aussi a téléphoné, il tourne pour son programme télé, cette fois c’est une histoire de cirque, lui d’habitude les clowns il est terrorisé, je lui dis tu te rends compte c’est des clowns que t’es en train de filmer mais continue comme ça, c’est sûr tu vas y arriver.

J’ai recommencé à travailler, il y a trois mois que je suis burelier, Catherine et Corinne qui font même plus semblant de travailler à côté, et aux toilettes merci de refermer la fenêtre le soir à cause des pigeons sur une pancarte en papier, et depuis mon ventre me fait mal, si mal, tout le temps, j’ai peur, l’estomac, le colon, les examens à la rentrée, mes côtes brisées, parfois j’en ris, parfois j’en arrive même plus à me masturber.

Chaque soir je prie pour être débarrassé de cette odeur tenace de vieille crevette à l’impériale, cette odeur que j’ai dans le nez et dans la bouche et que je traîne sur moi partout, de restau chinois mal digéré, moi qui n’y ai plus mangé depuis trois mois, au chinois, et qui me suit du bureau au bar et du bar au bureau et même jusque chez moi.

Mais même si ici j’ai pas de pruniers à secouer, dans trois semaines je serai chez Terezdina, on ira se baigner à Loto ou à Delfini, se laver dans l’Egée, et puis la douleur, l’odeur et la peur... le meltemi balaiera tout ça, inch’Allah.

30 mars 2009

Ménage de printemps (slam des îles)

De ces cartons entiers de livres qui s'entassent dans ma chambre depuis que je n'habite plus chez moi, quand je les ouvre, les livres me tombent sur la tête. Moi aussi, j'aurais peut-être dû n'emmener avec moi, au lieu de tous ces livres, de ces caisses abîmées, qu'un seul marin tatoué, si j'en avais trouvé, bibliothèque réduite certes mais plus commode à entreposer, lecture insuffisante mais béguin régulier. Sauf que pas d'île déserte, ma chambre quand je m'y allonge c'est pas dans une poussière de sable doré, et personne ne me ramène de poulpe à la main frais pêché. J'y pense parce que sur l'écran de mon PC, M. m' écrit qu'elle en a marre de Londres, qu'elle veut une petite maison, la Sardaigne, la mer et le poulpe grillé. Et quand elle me dit tu vois ? je lui dis non pas très bien, mais je vais me renseigner, parce qu'en fait là pour l'instant, tout ce que je vois c'est les moutons, là sous la table à mes pieds, l'aspirateur pas passé, et puis ici, droit devant, l'écran bleu de mon PC.

Du coup je vais cliquer sans tarder, là haut sur «se déconnecter», car comme c'est bientôt la Pâque, et de juifs et chrétiens Semaine Sainte et Rameaux, le ménage est à faire et la chambre à ranger. - Sens du rythme du petit pianiste, qui la dernière fois m'a dit, tu vois j'héberge une copine, elle est sympa mais pour l'heure, c'est elle qui dort dans la chambre, la chambre de l'ordinateur. Moi ça serait plutôt comme ça : je n'habite pas sous mon toit, l'ordinateur n'en a pas, je le laisse dormir avec moi. Il a beau partager ma chambre, et être sympa aussi je crois, ben c'est pas lui qui y fera, ni le ménage au printemps, ni la pluie ni le beau temps. -

A genoux au milieu des livres qui ont atterri sur le plancher, ranger c'est remettre à leur place tel poète envoyé au bagne, tel cubain poussé à l'eau, et tel autre aux travaux forcés. Et comme on referma la cage, leur remettre le baillon, refermer la caisse en carton, sur Arenas et Piñera ou Cabrera Infante. Tristes tigres, cubains exilés, que j'ai de peine rien qu'à vous ramasser, à épousseter sur les reliures vos beaux prénoms en O tracés, mieux que je ne cirerais mes souliers ! Quand je lis dans les journaux que Jack Lang est allé pour Sarko faire la risette à Castro : vous savoir tellement plus beaux que ces trois tristes veaux.

Dans la rue du Roi de Sicile, le printemps vient de commencer, et quand je le retrouve au Carrefour, Nikos l'insulaire tenace, le crétois déterminé, vient d'acheter un gros pull de laine, pour avoir chaud jusqu'à l'été. Je lui dis mais qu'est ce t'as dans la tête, il dit mais ce que j'ai dans la tête, c'est le goût amer de ma bouche, et la fatigue de mes pieds.

Pour M., qui est de Londres, je ne puis dire tout ce qui d'Albion l'ennuie. Moi d'ici le niveau de l'eau, les banquiers et Parisot, et les gens qui depuis dix jours révèrent en Bashung plus qu'un frère, peut-être même Dieu sur terre ? La Pieuvre, qu'on disait de Sicile, règne au coeur du continent, mais les gens jouent aux opposants quand pendant un mois ils ressassent que le Pape est dégueulasse ou que soudain ils se lèvent, et disent « J'ai lu La Princesse de Clèves » ! Devraient relire Pasolini, devraient rapprendre le Frioulan, parce que je parie que pendant ce temps, leur grand-mère elle est morte aux gens. Sans qu'ils n'élèvent le moindre chant. Et pour leurs voisins de palier, qui depuis sont morts aussi, émirent-ils le moindre cri ? Pour qui n'est que d'à côté, quid des hommages à la télé, quid des lauriers dans Libé ? Où sont les foules au cimetière et qui est là pour l'enterrer, à part un rabbin, un curé ? Quel autre ancien petit métier connait d'un psaume la métrique, sa valeur sur-numérique ou même le poids d'un cantique ? On dirait qu'il fait froid dans nos villes, et même si je comprends M. et son envie d'une île - de se choisir un port lointain, une île où débarquer dans la nuit et se réveiller au matin -, Nikos lui le sait d'instinct qu'un gros pull nous servirait bien, quand le froid et la Pieuvre ensemble auront du continent avalé, avant qu'on ne regoûte au poulpe, de nouveaux et plus grands terrains.

Donnez-moi une île de repos, et loin du froid d'Hokkaido, à moi les pantoufles crétoises, à moi les sandales naxiennes, les falaises de Bonifacio ! A nous les marchés de Palerme, à nous les flûtes de Sardaigne, le phare de Formentera et le rocher d'Es Vedra.

Mais qui peut dire que l'été arrive, quand la Pieuvre encore s'étend ?


À nous ! Cubains de Miami, Rébètes d'Ermoupoli, et Crétois de Spili !
À nous vos pleureuses et vos cris, à nous vos instruments à vent,
et vos vieux chants de résistants :

Un groupe hôtelier saoudien, projette une presqu'île nouvelle, de luxe coulée dans le béton, de pétrodollars sur les eaux, au Sud de Beyrouth capitale, eaux qu'ils voudraient tropicales, cette résidence artificielle, dessinant, dans la mer vue du ciel, un grand cèdre du Liban.


De luxe et de béton un cèdre du Liban ? Venu de l'Arabie un arbre du Levant ?
Ô fatigue de mes pieds, goût amer de ma bouche ! Goût amer de ma bouche !
Que tonne l'Éternel, dont la voix fait enfanter les biches !
Que sa voix fende le béton, qu'elle fasse s'écrouler les ponts !


Foin de béton coulé, foin de cèdre truqué,
Et foin de la presqu'île, une île n'a pas de pont
Elle est barbe de Crétois, elle est collines du Turinois.

Une île, c'est de Paris un œuf à la coque avec P. partagé.
Une île, c'est d'Ivry dix-huit bouteilles de vin entre amis terminées.
Et c'est même, à Saint-Gilles, une île sur le parvis,
que les bras et la nuque d'un vendeur de poulets au marché du dimanche.
Une île une caisse de livres, qu'on rouvre et qu'on essuie
La lumière de la lampe dans le noir de la chambre, une île aussi
Et une île l'exil, la petite maison, le poulpe :
Une île, c'est l'Égée, c'est la mer de Libye,
la Sardaigne natale de mon ami qui rit.


(A ceux qui préfèrent à la plaine les hauts Monts du Liban, et, à la pieuvre qui s'étend, la taverne où le poulpe est grillé. Souvenir de l'île de Syros, ardent refuge des Micrasiates et regret de ceux qui en partent.)

07 mars 2009

Wok des amitiés perdues (Aiya, Aiyo)

Quand on va au Ciné Beaubourg comme avant, après tellement d'années, c'est pour voir Dominique Blanc, le dernier Bernard et Trividic, ce film bruissant d'insultes qui se figent en larmes gelées sur le tranchant de la jalousie, le couteau qui pénètre d'un coup sec, la lame qui déferle. Cet être littéralement possédé sous nos yeux, transformé, habité soudain d'un vacarme rageur et froid: la Blanc devenue cette femme éructant sans contrôle les mots de son double vengeur, gesticulant sans emprise, mue par les gestes d'une autre, laissant échapper d'elle celle dont elle est s'est changée en pantin, zombie astral lâché dans la nuit, moderne furie arpentant les rues, hantant les centres commerciaux de banlieue ou les trains qui mènent au delà du périph. La Blanc. La Blanc implosant sur l'écran où se réverbèrent la déflagration de nos villes, la désagrégation de nos liens, et ses jurons de femme blessée retentissant dans nos crânes, en écho à nos sociétés pulvérisées, résonance à la progression de nos tumeurs. Puis les lumières se rallument et c'est fini: après le ciné, avec N., on retourne dîner dans la salle vide de ce libanais d'où il y a huit ans, on était sortis pour se quitter pour de bon, se séparer dans la nuit et en pleurer tous deux comme deux cons, devant ce magasin de slips, là-bas, rue aux Ours.

A Bruxelles avec P., avant un dîner de ris de veau dans la rue de Flandre, un film de chevaux et de dindes dans la pampa, de familles dans les dunes faisant des roulades en maillots sur le sable, accompagné live des longs solos stridents d'un jeune alternos argentin chevelu torturant sa guitare miniature, à un point que c'en est dingue comme presque tous les jeunes alternos sont argentins et comme le cinéma expérimental est plein de jeunes chevelus, parfois.

Revu deux trois, l'autre soir, au D., de ces garçons qui il y a des siècles déjà étaient parvenus à me faire tourner Dalida, pour une nuit ou quelques heures à peine. Au D., justement, Big Manu me dit tu trouves pas que le chien de l'américain derrière là c'est vraiment un medley des deux miens, de chiens ? ...et bon moi bof en fait j'en sais rien pour moi ils se ressemblent tous, les chiens, pour moi autant tu les prends les tiens et tu l'essaies ton pot-pourri, et le petit pianiste à chapeau, qu'on a retrouvé par hasard, dit je suis fatigué des lombaires ce soir, il dit putain qu'est-ce que tu veux, hein, y a des gens comme ça qui aiment bien les chiens... Quand on achève la soirée vautrés sur les chaises en terrasse, ça se termine en prise de tête avec l'autre type là, la supra-chausseuse, je ne sais pas pourquoi, il était de mauvaise humeur peut-être ou il a juste envie de faire sa langue de vipère, c'est pas moi qui le lui demanderai.

Hier j'ai diné chez B. et J. Ils font péter le vin et le saucisson pendant qu'ils préparent un wok et remplissent la turbine à glace, B. en a marre de faire les courses et la cuisine, elle dit si seulement je pouvais engager un petit haïtien dans la merde, et qu'il fasse tout ça à ma place. Quand leur fille était encore en Pampers, elle était fascinée par mes deux grosses bagues, à la main droite, elle voulait toujours les attraper, et comme elle est à table avec nous je le lui raconte, oui tu avais six mois un an et et je faisais tourner mes bagues devant tes yeux, et elle trouve ça bizarre. Leur fille a dix-huit ans aujourd'hui, mes amis ont vieilli, je les trouve beaux, ils habitent toujours à Ivry.

A la télé, la semaine dernière, dans un film de Ang Lee, cette chanson revenue d'un film en noir et blanc de 1937, et chantée par Zhou Xuan, dont les paroles sous-titrées anglais fredonnent «Aiya, Aiyo, through hard times our love runs deep... In life, oh, who doesn't treasure their youth ?» Bon, en français ils ont enlevé la belle onomatopée plaintive initiale et simplement traduit «L'affection dans l'adversité est encore plus profonde... oh dans la vie, qui ne chérit pas la jeunesse fugace ? »

Mais moi, Aiya, Aiyo, cette semaine j'ai perdu ma montre, et l'heure ne s'affiche plus sur mon téléphone portable.


24 février 2009

Sororales écholalies (nouvelle aube)

Dans les bars, tard, quand la bière coule de trop, on peut nous voir vomir ou pleurer, pisser sur une piste de danse, transpirer d'une sueur faite du houblon et de nos maux mêlés, ravaler ou dégurgiter, quand les verres débordent, la coupe entière de nos années, de nos colères, de nos terreurs ou de nos peines, et en devenir - marionnettes et ventriloques- étrangers à nos gestes, à nos mots, par tout moyen achevant de nous égarer de concert. On peut nous voir, voulant parfois nous atteindre l'un l'autre à tâtons, ou simplement rejoindre l'autre en nous que l'alcool ou la peur a éteint ou rallumé, nous cogner contre des parois invisibles, tomber et nous relever, cherchant séparément mais ensemble le moyen de sortir à nouveaux vivants et en vie de chacune de nos nuits. Ces soirs-là, on peut nous entendre, comme des malades de la Tourette faisant résonner dans le noir les plus curieuses de nos coprolalies, émettre du fond d'une cave ou de derrière une terrasse, les bribes désarticulées du babil schizophrène en feu qui est le sabir de nos deuils, l'interprète de nos pertes et la seule voix de nos regrets.

Mais que plus un ne s'échappe, plus un de perdu, tu sais qu'il nous faut rester : c'est l'aube, le jour arrive et demain on trouvera bien encore une chanson à chanter. Il y AURA une chanson à chanter, et tu aimeras ça. Il y aura des garçons à vélo dans la rue, des gens en bonnets dans l'avenue, des arbres et des voitures en bas de chez toi. Tu iras voir un copain dans ton quartier ou bien on ira au cinéma, on mangera des bonbons, on trouvera. Je sais, la nuit c'est comme ça, il y a trop près de la coupe aux lèvres et du poison à la coupe, mais la nuit est finie maintenant : réveille-toi.


( Pour les sœurs que je n'ai pas mais qui sont si près de moi, et pour les fleurs de tes bras)

« The time has got me in its sway
Though I'd like to ride away
I will wait another day

If you wait another day
I will wait a day »

( Bonnie Prince Billy « Agnes, Queen of Sorrow »)

17 février 2009

Tout poil apparent.

Rue du Faubourg Poissonnière samedi dernier c'est la Saint Valentin.
On se croirait dans une fête de commerciaux trans-genres de chez Haribo, mais trans-du-genre qui s'arrosent de Chardonnay Bubble pour mieux finir par se saccager au Brouilly. Fausses blondes SM instantanées, agitant leurs chevelures de vinyle et leurs martinets plastiques, fouettant l'air saturé ou le cul de danseurs égarés, petites rousses de cirque échappées d'un « La Strada » LGBT qui s'affairent sur le sofa autour d'un Meat Loaf en guêpière, et dans la cuisine, un ange en escarpins qu'on dirait revenu d'un concert de Judas Priest, ses ailes de coton immaculées, sa perruque noire de hard-rockeux d'un soir, ses collants tout poil apparent. Tout ça s'achève vautrés de vins, secoués de hoquets et de fou-rires, rétamés sur le parquet filles et garçons mélangés, et j'aimerais bien qu'ils soient tous mes amis, enfin dans un monde où on serait tous trans-genres ou dans un autre où on travaillerait tous chez Haribo. Mais bon voilà , j'ai beau chanter les psaumes et vouloir croire en un monde qui vient, ni l'un ni l'autre ne risque d'être pour demain, parce que AFP, Reuters ou France Info, tous veillent à nous ôter toute espérance : au Festival de San Remo on chantera cette année des refrains racontant des « pédés guéris », ce mois-ci Lux Interior est mort et Ivy est seule, L'Eldorado est fermé depuis longtemps et dans la banlieue de Paris une manufacture de pianos est en cendres, à Hong-Kong on est en train de fabriquer les premiers Porno en 3D tandis qu'à Amsterdam les bordels n'ont jamais aussi bien vendu leurs bulgares hétéros et leurs tout jeunes roumains. J'ai le foie malade, je dois manquer d'eau, je crois que je n'entends plus très bien - peut être que je devrais passer un de ces nouveaux tests auditifs par téléphone pour voir si c'est grave, ou bien ?-, quand P. vient on boit parfois tellement qu'on en a du mal à faire l'amour une seule fois du week-end, et ne plus jamais revoir C. retranché dans son exil burgonde me rend triste à crever. Et puis la nuit je n'ai même plus besoin de mes cauchemars, l'ombre gagne et l'emprise des nains psychopathes au pouvoir s'étend sur l'Europe, ça fait bientôt deux ans que la France a le sien, et en plus petit qu'en Italie, y en a qui doivent penser que ça fait plus joli. Dans mes rêves je flotte au large, à la surface de l'eau, et je suis repêché par ces pirates somaliens du golfe d'Aden, j'essaie de leur expliquer qu'ils feraient mieux pour tout le monde de kidnapper Sarkozy mais y a rien à faire, je parle pas somali.

01 février 2009

Révolution (Figatelles arrangées)

C'est panne et révolution dans les services publics, et c'est comme si c'était pour fêter ça qu'on va dîner dans ce resto de couscous à la pression où ils font très bien le couscous mais où ils ont jamais appris à servir la pression, que le premier belge qui passe en voudrait pas pour cinq cents, voire même leur jetterait quasi la pinte à la figure, en fait. A l'apéro, S. me sort de sa sacoche des trucs de son boulot, il me montre des maquettes publicitaires pour des paquets de viande Charral, d'un air dégoûté, sous un faux lustre en cristal. Autour il y a des bears assis sous les boiseries et puis des filles à monticules capillaires, aussi. C'est au dessus d'une cave du dixième, et on y descend parce qu'on est là pour le concert de T., pas pour la viande, et pour les filles ben non plus, depuis quand. Il chante pied de micro en avant ses belles chansons d'étoiles mortes et de cannibales en appartement, le clavier assis à côté de lui sous un tableau de Betty Boop Superstar accroché tellement de travers qu'on y croirait punk grave, avec les lettres qui clignotent plus qu'à moitié, et nous en bas on applaudit, pendant qu'à l'étage près du lustre les patrons du rade boulottent leur méchoui pénards, sans harissa on dirait mais avec TF1 bien sûr, parce que c'est la grève et que TF1 a du resté allumé depuis au moins sous Juppé. Après le concert c'est la quête dans un bonnet, à table T. est accompagné d'une fille que je sais pas c'est qui, alors après qu'elle soit partie, je demande à T. c'est qui cette fille au fait, c'est ton mec ou quoi, mais il me répond que non, c'est sa manageuse. Dommage. Du coup on continue à boire leurs bières sans col pas même mousseuses, et quand c'est l'heure de partir il y en a encore qui veulent aller se faire ailleurs quelques rhums arrangés, mais moi je suis déjà bien assez arrangé comme çà et je veux rentrer, le froid dans la rue de Hauteville me fait monter les larmes, S. croit que je pleure et voudrait me consoler. Une fois chez moi c'est reparti pour une nuit de palpitations, de tête lourde et d'insomnie, je ne dors pas et je peux quand même pas reprendre encore du xanax rose, et puis ce dont j'aurais eu besoin pour pouvoir enfin sombrer, c'est ne plus avoir peur de refaire le cauchemar de l'autre nuit - celui dans lequel mon oncle mort bouchait les chiottes de sa diarrhée, une diarrhée monumentale et ça m'avait terrorisé -, ou bien de fleurs et de baisers.

Il faut que je téléphone à Caroline : son fils - qui est en CM1 ou est ce que CM2 - est déjà tellement beau, qu'il faut que je lui dise, à cette vieille copine pas revue depuis tant - jusqu'à l'autre soir où on a dîné de figatelles- que quand il sera en classe de seconde, ou de première peut-être, il faudra absolument que j'arrête d'aller dîner chez elle, qu'il sera devenu légal, et un peu trop comestible, surtout.

Que Dieu nous préserve de la tentation, des rhums trop arrangés, et des cauchemars où on voit des morts, Que Dieu continue de nous donner chaque jour des figatelles et des lentilles, Amen.

26 janvier 2009

Planète molle

Un jour, sans que j'arrête un instant de voir, mes yeux avaient arrêté de bouger. Comme ça. C'était il y a sept ans. Trébuchant dans la rue, terrorisé dans l'escalier, chancelant au Monoprix, je me harponnais aux rampes, m'appuyais aux murs, m'agrippais aux bras. Les murs penchaient, le plafond s'élargissait, le sol se déformait sous mes pas. La Pitié-Salpétrière, l'aiguille de la ponction lombaire qui n'arrivait pas à s'enfoncer, qu'ils avaient dû me replanter trois fois, dans la moelle, le bruit des IRM cérébrales, comme un marteau-piqueur, dans mon crâne par dessus les bouchons d'oreilles. Ophtalmoplégie. Internucléaire bilatérale. Il y a eu ce garçon du D., je l'appelais Scoubidou il a jamais su, parce qu'il riait comme lui, la bouche bien ouverte et puis les dents pareilles, qui venait me visiter au pavillon de neurologie, c'est là qu'il m'a dragué pendant qu'on me faisait mes shoots de cortisone, en perfusion. Après l'hosto, quand je suis sorti, quand ça sonnait à l'interphone à la maison, un coup c'était l'infirmière, un coup c'était lui. Mais lui, comme coup, il était meilleur. Il m'emmenait chez lui dans sa banlieue sud près d'un bois, il avait même un chien et dans la voiture on écoutait des chansons de Morcheeba. Il était affectueux, prévenant, me soignait de gâteaux et de promenades, ça m'allait bien qu'il ait pas inventé la foudre. Et puis il avait une bonne bite, une vraie, je crois bien que c'est la première fois qu'on m'enculait comme ça, et que je m'en souviens encore, comme s'il voulait surtout pas qu'on l'oublie, il était équipé pour, et il avait l'énergie, lui. Moi je sais pas si c'est çà, mais je me reprenais, et mes yeux déjà rebougeaient un peu.

Quand tout ça a été terminé, et Scoubidou vite oublié, c'est là que la merde a commencé. Et puis ensuite mon père est mort, et ça a continué. Les vertiges, les scanners, les soucis, les pilules de toutes les couleurs, mon temps chez les docteurs : ma vie sur la planète molle. Les années ont passé comme un tunnel. Il y a eu des vacances à la mer, il y a eu tant de bières et de médocs avalés, les amis dépassés, largués ou enfuis. Il y a eu C., et il y a P.

Un tunnel oui : je crois que j'ai vingt ans mais tout me dit que je me trompe, parce qu'aujourd'hui dans les hôpitaux les scanners ont 64 barrettes, qu'à la télé on a remplacé les présentateurs par des hologrammes, que dans les bleds les postes ferment et les trains s'arrêtent plus, que la sécu est sur répondeur tapez dièse, qu'en France tout le monde s'est mis à avoir des noms en « i » même les consoles de jeux, que Morrissey a l'air d'avoir soixante-cinq ans parce qu'il les a presque, et que j'ai même appris à me servir d'une clé USB. Sept ans. Entre temps, pendant qu'on avait même pas fini d'inventer Pete Doherty, personne ne payait plus pour des chansons, les concerts passaient à cent dollars, et on avait même trouvé des mecs qui chantaient qu'on aurait encore plus dit Nina Simone que si la Simone elle pouvait chanter encore.

Alors voilà : ici le pays est plein de déserts, médicaux, sociaux, et puis ferroviaux aussi, tiens, mais le couscous de la rue Quincampoix - si si, celui juste à côté de l'Accueil Cancer - s'est transformé en centre de fitness bon-bourgeois pour les tarlouzes du quartier, quant à Roger il ne boit plus que des cafés liégeois. Il paraît aussi que si c'était que du Président, les psychotiques et les autres tarderaient pas à se retrouver renvoyés à Fleury ou à Fresnes, parce que non, à la Santé, faut pas pousser.

Mais maintenant, moi ça va mieux. Ça VA aller mieux.


( pour P., pour C., pour N., avec un sourire à Scoubidou et une tendre pensée sans rancune pour Joselito )

21 janvier 2009

Chocopolis

Retour de Chocopolis, la tête pleine d'images échappées d'un lecteur DVD et d'un robot mixeur Philips acheté sous la neige et le verglas : Nino Castelnuovo faisant ses adieux sur un quai de gare normand, Donovan et sa flûte marchant devant les rats, et surtout la cuisine de P. repeinte à coup d'un litre et demi de soupe éjaculée d'un blender qui explose, jaillissant, enthousiaste, petit geyser électroménager de fenouil au vermouth. C'est qu'une année nouvelle ça s'arrose tout janvier, alors un jeudi soir on se dit tiens c'est vrai après tout, puisqu'on est invités, un beau film en noir et blanc sur la solitude et le suicide, quoi de mieux pour commencer l'année, mais après la projo, au Flagey, il y a quand même du vin blanc pour tout le monde et des crackers au gouda, faut pas déconner, le suicide c'est bien mais les crackers au gouda c'est mieux encore, pis c'est Chocopolis et il fait froid dehors. La femme de ménage s'est cassé le pied et ne vient plus à l'appartement, dans les rues les trams sont sales et les Thalys en retard, mais en 2009 je suis passé des Xanax blancs au Xanax roses, c'est comme le passage à la couleur, et puisque Dieu est grand même quand il y a plus rien à la télé, on trouve encore de la Duvel au Belgica, et des amis qui répondent au téléphone quand on veut aller partager un couscous. Passés l'épiphanie, la galette et les couronnes, il y a pas que le sapin qui ait la gueule de bois, P. est roi et je suis reine, et je suis pas sûr que ça me change vraiment.


20 novembre 2007

" C'est poison dans votre thé "

Nous étions trois : un breton, un sémite et un luxembourgeois, et c’était une belle nuit au bar de la rue Michel le Comte, retrouvé depuis que je suis indésirable au D., et autour de nous ça causait cinéma et revues branchées.

Nous étions cinq : il y avait O., son interprète russe, un couple bourgeois très « Paris Photo », et moi, et c’était la semaine dernière je crois, ça parlait film de Cronenberg, mafia russe, tatouages et prisonniers, et puis à un moment de la soirée destiné à me marquer, cette expression surgie de la bouche du russe interprète: « C’est comme poison dans votre thé. ».

Nous sommes soixante-trois millions : les grévistes et les autres, c’est tous les jours, aujourd’hui, et c’est ma société.

Ma société, qui laisse des marchands de sommeil être engraissés par l'Etat pour entasser des mal logés dans des taudis de misère, qui accepte qu’on surtaxe les malades, qui regarde sans broncher son système de santé être hypnotisé par les gros labos et administrer en masse des anti-parkinsoniens qui rendent accro aux jeux d’argent et des pilules anti-obésité qui favorisent le suicide. Ma société à qui l’on arrive à faire gober que son voisin de métro est un privilégié. Ma société, vidée de ses défenses immunitaires, et que l’activisme néo-libéral et la collusion des immobilismes conduisent ensemble joyeusement au gouffre. Ma société incapable de produire une autre gauche que celles qui n’ont que des vieilles réponses à de vieilles questions. Le règne des « usagers » et du « vu à la télé », dans ce pays où Sarkozy et Danielle Mitterrand se donnent la main pour accueillir de concert Hugo Chavez, l’ami commun vénézuélien, le para en béret rouge, le « frère » de Castro et des barbus de Téhéran. Et ma planète, celle d’où les abeilles auront bientôt disparues, où la Russie, toujours à l’avant-garde, montre l’exemple en envoyant à l’asile pour schizophrénie les rares voix trop critiques qui s’élèvent encore, où l’Iran aura bientôt la bombe, et où, je ne sais où, on s’amuse à inventer des laveries automatiques pour chiens, et des vaccins contre le sida qui finissent par le donner. Pendant ce temps là, car on nous laisse pour quelque temps encore agiter nos hochets, nous pouvons biens continuer de nous occuper en produisant de beaux discours sur les perspectives subversives insoupçonnées qu’offriraient internet, les jeux vidéo, et les théories queer sur le genre, ou nous mettre tous - enfourchez vos vélib’s - à cet agit-prop guilleret et propre sur lui qui étale, satisfait et suffisant, sa bonne conscience dans nos centres d’art contemporain ou sur nos scènes théâtre et danse.

Pour le dire à la mode russe et en trinquant (allez) : oui, décidément, où qu’on tourne le regard, « c’est poison dans votre thé ».

18 novembre 2007

Taverne Pelouse

Prendre le tram de la côte jusqu’à Ostende, rejointe au lendemain d’une grande tempête en mer du Nord, pour des soirées trop arrosées, cet ancien bar à marins, la Taverne Pelouse, peuplée de tronches d’ivrognes, de vieilles dames indignes et d’adolescentes vérolées réunis une fois de plus pour une partie de cartes, une portion de fromage fondu offerte chaque deux verres de bière, ou ces bars pédés sortis des années septante vaguement honteux, cachés intacts derrière leurs portes à sonnette de clubs privés décrépis. A marée basse le lendemain, par grand vent, les belges, s’il en existe encore, ramassent leurs croquettes de crevettes à même la plage, dans le sable. Sur le port, P. mâche un poisson séché comme un vulgaire chewing-gum, jusqu’à ce qu’alléchés les grands oiseaux attaquent, cormorans ou goélands obèses traînant autour des baraques à poisson, et poursuivant P. le terrorisent suffisamment pour qu’il envoie valser son poisson séché à peine entamé, et se sauve en hurlant. Au détour d’une rue plus laide encore que les autres, il y a dans cette ville étrange un fast-food sans relief et sans goût baptisé magiquement le Mystère de la Baraque à frites. De retour à Bruxelles, dans nos sacs les caramels au lait achetés chez la Moeder Babelutte, et après avoir joui ensemble dans une maison encore froide, échanger nos souffles chauds sous les couvertures comme le bœuf et l’âne à l’étable, en immersion s’abîmer dans ce week-end marin de novembre, rire ou boire ou baiser, tant qu’on peut encore, pour un moment arraché aux jours qui passent et nous écartent l’un de l’autre, s’oublier corps contre corps. Surtout nous taire, remettre toujours à plus tard les plaies qui creusent, les rancoeurs qui montent et les mots qui séparent.

Quand je rentre en France, je voudrais qu'on me bande les yeux, ne plus voir le sourire de ces journalistes et présentateurs de journaux télévisés qui affichent chaque jour plus crânement leur soumission aux puissants, leur collusion avec les forces établies d’un nouveau régime poujado-bananier en talonnettes qui s’est installé chez nous comme dans du beurre, et bien à fond. J’ai du dormir trop longtemps, et quand mes yeux se rouvrent, ce que je vois, c’est un pays tout entier qui hue ses grévistes, laisse ses CRS débarrasser les universités occupées, la dictature molle d’une opinion décérébrée et consentante, et un silence assourdissant. Partout, le froid.

27 octobre 2007

I need a mars bar ( to help me through the day)

L’automne, le vrai, le soleil gelé, les marrons chauds, le froid place de la Sorbonne, un chocolat chaud un samedi après-midi avec N. et ces portraits de laids et de fous, ces tableaux juifs russes de lapins morts comme sur la glace et de volailles écorchées pendues sur des murs de briques rouges sang, et puis dans la rue les garçons qui ont ressorti leurs parkas d’éboueurs et mettent leurs bonnets en crochet pour aller acheter leur papier à rouler rizla et leurs paquets d’Amsterdamer. Rue de Rivoli la tour Saint Jacques à moitié décalottée, pointant hors de son préservatif blanc ses gargouilles de bouchers, petit bareback architectural, relapse gothique dans le ciel de Paris. Comme chaque automne les souvenirs défilent, le maïs grillé acheté sur le réchaud, l’église où on s’était réfugié de la pluie, le visage de tel ou tel qu’on ne reverra plus, les palais qu’on a visités ou les tombes qu’on a fleuries.

Là bas la Californie en flammes, ici la température qui baisse, loin sur son île cette femme corse qui se bat seule contre le labo qui continue d’abreuver le marché de l’anti-psychotique qui l’a rendue obèse. Au même moment ce salaud d’Attali et sa commission proposant sans rire d’effacer de la Constitution, comme en toutes choses, le principe de précaution, libérer l’industrie paraît-il, mieux nous livrer crus au monstre oui, afin que nous nous laissions dévorer sans cris. Cette nuit je rentre et m’endors pour la nuit sur le canapé, la télé allumée, que je retrouve au matin, et mes maux de tête : l’autre soir encore je me suis fait une cicatrice, au vernissage de Pierre, le béton d’une mezzanine, de plein fouet, sur le front.

07 octobre 2007

Les Boules à Lorenzo.

C’est Nuit Blanche, ce soir, mais moi la mienne je l’avais déjà trop fait la veille, c’est qu’à quatre heures du matin au D. il y en avaient tellement pour parler de ballons d’eau chaude, d’infiltrations d’eau et de prix des terrains que c’en était vraiment plus possible, que j’ai du m’en rajouter une de bière, puis une autre, qu’au bar j’avais des fourmis dans les pieds et que j’aimais tellement bien parler avec ce petit costumier breton qui m’a déchaussé pour me frotter de glaçons, entre le talon et le gros orteil, pour me les faire passer, mes fourmis j’entends, puis il m’a refait mes lacets et moi j’étais Peau d’âne ou Cendrillon.

Ce samedi quand même, malgré mon foie mourrant, spectacle de feu aux Tuileries avec le fleuri qui prend des photos des braseros, et dans la grande allée, tout du long, ces grosses boules de feu dans des pots de terre, ça s’appelle, c’est ce qu’ils marquent dans le journal, les « boules à Lorenzo ». On traîne de feu en feu entre les machineries de flammes et de braise sans trouver Lorenzo, c’est pas faute de le vouloir mais tant pis, ça sera pour un autre soir peut être, par une nuit plus obscure et dans les bosquets. Alors, au milieu de la foule, on fait notre chemin entre les flammèches et les escarbilles, et c’est pas que je sois rassuré, c’est mon blouson en nylon, la peur de me retrouver en moins de deux torche vivante involontaire, improvisé bonze birman. Apres nos nouilles porc-calamars, on redescend la rue Sainte-Anne, et à l’intérieur de Saint-Roch, s’échappant des baffles, une voix qui enfle, cette voix de femme qui s’abandonne au pied de l’autel, pietà néo-réaliste électrisée de chants corses et sicules, tandis que dehors ces cortèges de voitures qui klaxonnent et de crétins qui hurlent en passant en moto, c’est que la France a gagné ils disent, et c’est bien dommage, si elle avait perdu, ils nous auraient fait moins chier. Plus tard, en me retrouvant seul, au milieu de ces gens en groupes d’amis et de ces couples en grappes, au moment de descendre dans le métro, les miennes de boules, dans la gorge, la solitude qui remonte, à la nausée.

28 septembre 2007

Marie-José Cambon

Après ce film de vaches et d’amnésie, de baisses de vision et d’ânes dans un brouillard épais, j’emmène le garçon fleuri qui veut boire son lait fraise face à Notre Dame, puis à son tour il me traîne derrière lui de par les rues du marais, jusqu’à cette librairie pédé autrefois si belle, et qui ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sous sol pourtant, cette exposition de trans-boys magnifiques, ces beaux visages de garçons des rues, exhibant sur leurs corps réinventés les signes encore indécis d’une masculinité nouvelle, comme une adolescence retrouvée, faux pénis et poils qui poussent, insolence et gravité, cicatrices et coutures, sous les seins. Boire encore trop de bières, et une fois rentré chez moi ne trouver qu’un seul message sur ma boîte hotmail, Bouygues Télécom, et pour la troisième semaine de suite, c’est dans mon courrier qu’arrive la newsletter hebdomadaire à laquelle semble s’être abonnée Madame Marie-José Cambon. Un jour, il faudra que je leur téléphone, à Bouygues Télécom, pour leur dire vous savez, c’est pas que ça me dérange, mais je m’appelle toujours pas Marie-José, et Mme Cambon, en fait, c’est pas moi.

14 septembre 2007

Le réveil et le châle

Au réveil, soudain Paris s’est rempli de kilts. Paris envahi de jeunes écossais jambes et mollets poilus dans leurs kilts flambant neufs, venus supporter leurs joueurs, moi couvert de bleus et de bandages, je me sens pour un jour un de leurs héros, moi qui pourtant ne sais rien du rugby, et ne veux surtout rien en savoir, moi qui suis juste tombé d’un escabeau, en redescendant d’un toit, par une trappe fenêtre. C’est que ce n’était pas le mien de quarantième anniversaire, chez Doumé, l’autre nuit, rue Beaurepaire, tout près de là ou la rue Dieu finit dans le canal, mais j’étais triste et j’avais bu, tout pareil. Apprendre ce que ça coûte de courir les toits après des chimères en habits d’arlequin : quelques tubes d’arnigel, chez le pharmacien, et des égratignures, partout. Mais aujourd’hui, en ouvrant Le Monde, une publicité, et voilà que Matthew Fox, celui de Lost – Les Disparus utilise la même marque de crème de beauté que moi, et c’est comme si ça allait marcher, comme si, petit miracle dermato-cosmétique moderne, dans quelques semaines à peine, j’allais pouvoir, enfin, demander Benoît Magimel en mariage, ou Joseph Fiennes, ou mieux encore les deux ensemble, après tout.

Cette semaine, cette grosse colère en écoutant la radio, entendre, une boule dans la gorge, Dan Franck se faire insulter par l'intelligentsia bien-pensante quand il ne fait que rappeler des vérités de soixante ans, quand oui, Max Jacob a bien été abandonné de tous, lâché par un salaud qui avait déjà peint Guernica et qui peindrait encore longtemps ses hideuses colombes, mais qui n’aurait pas bougé d’un doigt pour son ami, qui pouvait bien crever à Drancy. C’est que se mouiller en faveur d’un juif homosexuel et mystique chrétien, pour un macho à deux balles comme Picasso, faut comprendre, le pauvre, ça faisait peut-être un peu trop. Si la France qui pense est si compréhensive, c’est bien qu’elle fait pareil aujourd’hui, ils sont tous là à dessiner des colombes dans le sable, à s’émouvoir sur des conflits lointains, à s’exhiber en contempteurs d’hyper-puissances désignées à une vindicte facile, et prompts à s’indigner, comme d'autres lèvent pour la bonne cause des choeurs d'enfants, de l’injustice commise au bout du monde. Mais quelle est la voix qui s’élève encore pour un voisin de palier soudain disparu ? Quelle est l’oreille qui se tend pour entendre cela qui est si proche et que nous ne voyons pas, ce bruit pourtant bien français, les hurlements de misère qui montent ici-même de nos prisons, de nos hôpitaux, de nos services psychiatriques ? Nous vivons dans un pays sans honte, sans oreilles et sans yeux.

En attendant, c’est le nouvel an, nous sommes en 5768, après la synagogue et un passage à la Pitié, je me retrouve aux terrasses sur Bear Street, une poche en plastique à la main et, dedans, une radio des poumons et un châle de prière. Ne pas diluer dans ma bière l’espoir et la crainte. Dans huit jours, quand sonnera une dernière fois la corne du bélier, la corne du réveil, des têtes se baisseront, un peu partout autour du monde, recouvertes une fois encore par une mer de châles blancs.

28 août 2007

knock knock knockin’

« Je lève mes yeux vers les montagnes … D’où me viendra le secours ? » Psaume 121, Chir Hama’alot, Cantique des Degrés.

C’est longtemps après l’extinction des feux, quand je suis censé dormir mais que mon corps ne cède pas, quand la fatigue est trop grande, que le cerveau épuisé s’agite, je rallume et je prends une revue, littérature porno-pédé branchée pleine de garçons en slips de marque, cette poésie chic et crue qui se croit d’aujourd’hui, ce hard d’avant-garde à trois francs qui me plait tant pour un instant, pour ses bouquets étincelants d’artifices moites et de queues épaisses, images et textes sur lesquelles essayer de me masturber comme autrefois, pour la promesse d’entrevoir en songe le paradis d’Allah, ses soixante dix vierges bien montées très bon marché, ses rivières de lait de miel et de sperme j’espère, mais ça prend très longtemps à venir, mes circuits électrisés par le manque de psychotropes sur ordonnance, ceux que je n’ai pas pu prendre hier pour avoir trop bu, je bande à peine, trop de tension en moi, les neurones bloquées je jouis sans même l’avoir eue dure une fois, d’une décharge tardive, courte et sans fierté, qui ne me fait gémir qu’à peine, d’une de ces vidanges impuissantes à m’apporter le sommeil, celui que je demandais et que j’attend.

Le jour où je suis rentré de Crète, mon oncle est mort, de cette mort due aux soins attentifs du personnel de nos grands services hospitaliers dévastés par le fléau de leur propre incurie, mort dans un de ces lieux ravagés d’idiotie, des suites d'une station prolongée dans le grand bain de l'Assistance Publique où l'indifférence s’est depuis longtemps hissée au premier rang, mais vraiment au tout premier, des infections nosocomiales. Quinze jours avant de partir, moi j’avais été à Lariboisière lui apporter des pantoufles, pour ses pieds, parce qu’ils avaient gonflé, et celles-là enfin il avait pu les mettre, il était content. Je me demande pourquoi on nous montre si souvent le délabrement des hôpitaux de Gaza à la télé, moi ce jour là, je n’avais pas vu la différence entre Bagdad, les territoires autonomes et à Paris la diabétologie, et pourtant j’avais bien cherché, même les couloirs et les murs c’était pareil, les mêmes savates en plastique aux pieds des infirmières, c’est bien la peine qu’ils aillent aussi loin pour tourner, la gare du Nord, il me semble, c’est quand même plus près. Pendant son séjour dans le cadre idyllique de ce service renommé, on avait gentiment laissé la gangrène continuer de s’installer, les artères achever de se boucher, et puis un jour on l’avait laissé tranquillement repartir chez lui sans son dossier - mais il était trop désagréable avec les infirmières de toute façon, il paraît, et c’est çà surtout ce qu’ils y avaient marqué : le patient est caractériel (lire : il nous fait bien chier) -. Puis il avait du retourner en urgence à Bichat, moi j’étais encore à la mer, et il y était depuis trois jours quand il est mort ce vendredi là où je suis rentré. A Bichat, son dossier, par fax depuis Lariboisière, venait juste d’arriver.

On l’a enterré le jeudi 3 août, il y avait un grand soleil. Le pasteur a lu l’ouverture de l’Evangile de Jean, en pleine lumière, dans ce cimetière de fin fond de banlieue, entre les rues de la Paix et de l’Egalité, ma mère assistait à l’enterrement de son petit frère. Il a été enterré dans la concession ou l’avaient étés déjà Marie, Marguerite, Madeleine et Georges. Après qu’on ait jeté chacun une fleur, comme on jette la dernière poignée de terre, les fossoyeurs ont commencé leur travail, je me suis retourné, la lumière scintillait dans la barbe de ce jeune fossoyeur rouquin qui tient la pelle, un visage un corps si beau que je voudrais rester un peu encore, je me retourne encore et encore une fois de loin, il me plait tant, celui qui recouvre ma famille de la terre d’où elle vient.

Quelques jours après, je suis aux fêtes belges de Lokeren près de la rivière Durme, entre les pintes de blonde et les saucisses de cheval, la nuit tombe entre quelques gouttes de pluie, Bryan Ferry est entré sur la grande scène illuminée, un peu plus tard il attaque : « It’s getting dark, too dark to see…Feels like i’m knockin’ … », le concert est magique, Bryan Ferry entre Pat Garrett et Billy the Kid, refrappant à son tour après Dylan aux portes du paradis, refrappant et insistant encore, comme si c’était pour nous, pour P., pour moi, pour tous les belges qui veulent à ce moment là avec nous y entrer.

« Mon âme attend le Seigneur, plus ardemment que les guetteurs le matin, oui, que les guetteurs n’attendent le matin » Psaume 130, Chir Hama’alot, Cantique des Degrés.

07 août 2007

Mer de Lybie

Débarqués en pleine nuit d’un avion improbable, au milieu des cars des tours operators qui attendent moteurs qui tournent devant l’aéroport d’Heraklion, pots d’échappement et fumées de souvlaki, nous nous réveillons le lendemain à Aghia Galini, pour un temps réparés de tout souci, défendus de tout nuage, à l’abri de toute pluie, ce havre coincé par la roche qui fut aussi le refuge de Dédale et d’Icare, père et fils dans l’ombre d’une grotte, fabriquant leurs ailes de cire, rêvant et préparant leur envol, au bord du golf de Messara.

Après les premiers coups de soleil viennent les premières bières Mythos dans les verres glacés, l’eau de mer remontant les berges poussiéreuses et fertiles de la Plati, l’église des quatre martyrs, et la nuit tombée sur le port ce si beau concert de folkeux dont les voix en transe s’élèvent au milieu des familles de l’île, des pastèques, et des assiettes de pois chiches séchés. Réservé la veille, c’est, pour une semaine seulement, un voyage last minute comme en tapis volant sur cette chanson de Johnny Nash reprise par Claude François, cette histoire d’arc-en-ciel et de nuages dissipés. D’un jour à l’autre rien n’est grave, juste le miel des montagnes pelées, et le vent chaud qui rend fou, notos ou sirocco, venu par la mer de Libye.

Ici toutes les habitudes se prennent, même la demi-pension à base de vieilles portions de moussakas congelées, de tarama douteux ou de tzatziki rance échangées chaque soir contre un ticket dans la même taverne immonde, ces dîners expédiés avant qu’on puisse enfin se balader, acheter des cigarettes à onze heures du soir, aller d’un raki l’autre, d’un kafénio l’autre, de la terrasse de chez Miros jusqu’à une table chez Poppi’s six mètres plus haut et retour, cherchant la fraîcheur dans nos verres glacés, et, avant la fermeture, le marchand de souvenirs sur son scooter, son oie vivante sur le siège arrière, elle est sa femme et sa muse, la nuit dans sa cabane il la prend c’est sur, par derrière, et avec ses lunettes, sa moustache à ramasser les miettes de féta, il ressemble à Giangiacomo Feltrinelli, qui aurait balancé ses Senior Service pour de vieilles grecques roulées.

Le jour on marche le long des falaises et P. m’encule entre les grands rochers, ou bien on prend le bateau qui nous dépose à Agios Georgios. Là-bas l’eau est encore plus belle, n’y arrivent que quelque fous qui font la route en plein soleil, et dans la baraque sur le chemin qui monte au dessus de la plage, il y a Michaelis, qui doit servir trois cafés par jour, et George, le vieil anglais en slip qui pend, ils discutent à deux mots à l’heure dans un sabir qui n’est qu’à eux, leur conversation interrompue par le bruit irrégulier de leur tape mouches en plastique qui s’écrasent sur les toiles cirées sales, c’est du Beckett d’après insolation, du "En attendant l’ouzo" à l’ombre des bambous, les verres d’eau sont gratis, P. et moi loin de tout ce qui nous englue au Nord, la mer nous attend.