01 décembre 2012

Hortensia Kebab

Ce jour-là, j’allais être en retard au boulot mais elle voulait gratter le petit bout de croûte noire, en haut à gauche, de ma cicatrice, de mon trou dans le bras. Oui parce qu’à la clinique ils avaient dit non attendez, vous n’avez pas bien compris, c’est pas une incision qu’on vous a fait, c’est un trou dans le bras. Elle grattouille avec son bistouri, vous voyez ce petit bout de croûte noire là en haut à gauche, je crois que c’est ça, je vais essayer de gratter, mais en fait vous savez, je suis pas très sûre de ce que je fais, c’est pas vraiment mon boulot, je suis juste infirmière moi, mais bon ça y est attention voilà je gratte, là. Puis elle a dit ah et au fait, hein, surtout, avec ça sur le bras, pas de soleil pour vous cet été, et là j’ai compris qu'elle était folle. 
Au travail, dans les grands couloirs pleins de fenêtres j’erre entre deux cigarettes ou bien on reste bloqués dans les ascenseurs, moi et la femme de ménage, celle qui fait les ascenseurs au chiffon, et qui sursaute comme au premier jour quand tu lui souhaites une bonne journée. Dans la cour d’honneur où je fume, je mate les pigeons, un ou deux pompiers, les agents de sécurité et puis les statues des porte-lance là haut, bien droites, sur le toit. Au Japon, les gens descendent dans la rue contre le redémarrage des centrales et sous le signe de l’hortensia. Ici depuis mai l’ennui s’installe et juillet avance en ressemblant à l’hiver, même quand il se met soudain à faire trente-deux degrés, chape de plomb, ciel bouché. Et quand on se retrouve sous les pins pour un soir sur le chemin des îles à Kamena Vourla, P. me tend une bière, je n’ai rien vu venir, je me pince : la voûte des arbres au dessus du grand bar, le petit dee-jay velu qui remixe Patty Pravo, la musique par-dessus le bruit des voitures, l’odeur de kebab, et le chant des oiseaux. Au matin le ferry avance lentement dans le détroit, entre le Continent et l’Eubée, au milieu des golfes, des carrières, des vieux villages détruits ou abandonnés. Sur l’île, pour remonter à la maison après les bières bues dans le bar semi-désert ou Katerina chante le soir de sa voix ferme pour faire danser trois cultivateurs de prunes séchées et deux plaisanciers égarés, ou bien au Bardon où la serveuse nous met en riant des glaçons dans la pression, on prend nos quatre-cent marches ou nos ruelles en pentes que je finis chaque soir de grimper pieds nus et les baskets à la main que j’ai retirées en chemin. Je suis Ava Gardner, P. et moi titubons en chantonnant, forçant à peine dans la côte sur de vieux genoux qui ne nous portent plus, jusqu’au lit où nous nous jetons éreintés et soufflant comme des bœufs, à l’heure du retour à l’étable. Et quand un restaurant ici, un café là, mettent la clé sous la porte au beau milieu de l’été, ce n’est pas faute qu’on y ait descendu de l’ouzo jusqu’à en pleurer. 
Alors plus tard, quand la rentrée a décidé de nous assommer, qu’au Tamil Nadu les anti-nucléaires indiens ont été rejetés à la mer, et qu’en France les huit millions sous le seuil de pauvreté ont été dépassés, Il n’y a plus ni kebabs ni hortensias, le matin et le soir moi j’ai repris à pointer, et puis mes patronnes ont recommencé à raconter sans cesse qu’elles sont sous l’eau, mais moi tant pis je plonge pas assez profond pour aller les repêcher. Dans la cour ils ont remis des piques contre les pigeons et certains viennent s’embrocher, mais il y a toujours autant de fiente sur les carreaux à ma fenêtre, c’est juste qu’on en prend moins sur la tête, en allant fumer. Depuis que le froid revient, souvent j’ai envie de manger des éclairs au chocolat ou au café, je m’achèterais bien quelques polos orange, et le petit agent technique du rez-de-chaussée a remis son joli pantalon bleu de travail qui me fait grimper. C’est bientôt Noël, et pour un aéroport qui engraissera les géants du BTP, le gouvernement a ressorti les matraques auxquelles les sociaux-démocrates n’ont jamais complètement renoncé. Pour calmer le boccage nantais, nos forces de l’ordre ont décidé que les grenades assourdissantes, aux manifestants, on pouvait désormais aussi bien les leur jeter aux pieds.

Je sais pas, après les bains de mer dans l’île, il n’y a plus de petit bout de croûte noire en haut à gauche de ma cicatrice, mais à l’approche de l’hiver je recommencerais bien à la gratter.