26 janvier 2009

Planète molle

Un jour, sans que j'arrête un instant de voir, mes yeux avaient arrêté de bouger. Comme ça. C'était il y a sept ans. Trébuchant dans la rue, terrorisé dans l'escalier, chancelant au Monoprix, je me harponnais aux rampes, m'appuyais aux murs, m'agrippais aux bras. Les murs penchaient, le plafond s'élargissait, le sol se déformait sous mes pas. La Pitié-Salpétrière, l'aiguille de la ponction lombaire qui n'arrivait pas à s'enfoncer, qu'ils avaient dû me replanter trois fois, dans la moelle, le bruit des IRM cérébrales, comme un marteau-piqueur, dans mon crâne par dessus les bouchons d'oreilles. Ophtalmoplégie. Internucléaire bilatérale. Il y a eu ce garçon du D., je l'appelais Scoubidou il a jamais su, parce qu'il riait comme lui, la bouche bien ouverte et puis les dents pareilles, qui venait me visiter au pavillon de neurologie, c'est là qu'il m'a dragué pendant qu'on me faisait mes shoots de cortisone, en perfusion. Après l'hosto, quand je suis sorti, quand ça sonnait à l'interphone à la maison, un coup c'était l'infirmière, un coup c'était lui. Mais lui, comme coup, il était meilleur. Il m'emmenait chez lui dans sa banlieue sud près d'un bois, il avait même un chien et dans la voiture on écoutait des chansons de Morcheeba. Il était affectueux, prévenant, me soignait de gâteaux et de promenades, ça m'allait bien qu'il ait pas inventé la foudre. Et puis il avait une bonne bite, une vraie, je crois bien que c'est la première fois qu'on m'enculait comme ça, et que je m'en souviens encore, comme s'il voulait surtout pas qu'on l'oublie, il était équipé pour, et il avait l'énergie, lui. Moi je sais pas si c'est çà, mais je me reprenais, et mes yeux déjà rebougeaient un peu.

Quand tout ça a été terminé, et Scoubidou vite oublié, c'est là que la merde a commencé. Et puis ensuite mon père est mort, et ça a continué. Les vertiges, les scanners, les soucis, les pilules de toutes les couleurs, mon temps chez les docteurs : ma vie sur la planète molle. Les années ont passé comme un tunnel. Il y a eu des vacances à la mer, il y a eu tant de bières et de médocs avalés, les amis dépassés, largués ou enfuis. Il y a eu C., et il y a P.

Un tunnel oui : je crois que j'ai vingt ans mais tout me dit que je me trompe, parce qu'aujourd'hui dans les hôpitaux les scanners ont 64 barrettes, qu'à la télé on a remplacé les présentateurs par des hologrammes, que dans les bleds les postes ferment et les trains s'arrêtent plus, que la sécu est sur répondeur tapez dièse, qu'en France tout le monde s'est mis à avoir des noms en « i » même les consoles de jeux, que Morrissey a l'air d'avoir soixante-cinq ans parce qu'il les a presque, et que j'ai même appris à me servir d'une clé USB. Sept ans. Entre temps, pendant qu'on avait même pas fini d'inventer Pete Doherty, personne ne payait plus pour des chansons, les concerts passaient à cent dollars, et on avait même trouvé des mecs qui chantaient qu'on aurait encore plus dit Nina Simone que si la Simone elle pouvait chanter encore.

Alors voilà : ici le pays est plein de déserts, médicaux, sociaux, et puis ferroviaux aussi, tiens, mais le couscous de la rue Quincampoix - si si, celui juste à côté de l'Accueil Cancer - s'est transformé en centre de fitness bon-bourgeois pour les tarlouzes du quartier, quant à Roger il ne boit plus que des cafés liégeois. Il paraît aussi que si c'était que du Président, les psychotiques et les autres tarderaient pas à se retrouver renvoyés à Fleury ou à Fresnes, parce que non, à la Santé, faut pas pousser.

Mais maintenant, moi ça va mieux. Ça VA aller mieux.


( pour P., pour C., pour N., avec un sourire à Scoubidou et une tendre pensée sans rancune pour Joselito )