30 mars 2009

Ménage de printemps (slam des îles)

De ces cartons entiers de livres qui s'entassent dans ma chambre depuis que je n'habite plus chez moi, quand je les ouvre, les livres me tombent sur la tête. Moi aussi, j'aurais peut-être dû n'emmener avec moi, au lieu de tous ces livres, de ces caisses abîmées, qu'un seul marin tatoué, si j'en avais trouvé, bibliothèque réduite certes mais plus commode à entreposer, lecture insuffisante mais béguin régulier. Sauf que pas d'île déserte, ma chambre quand je m'y allonge c'est pas dans une poussière de sable doré, et personne ne me ramène de poulpe à la main frais pêché. J'y pense parce que sur l'écran de mon PC, M. m' écrit qu'elle en a marre de Londres, qu'elle veut une petite maison, la Sardaigne, la mer et le poulpe grillé. Et quand elle me dit tu vois ? je lui dis non pas très bien, mais je vais me renseigner, parce qu'en fait là pour l'instant, tout ce que je vois c'est les moutons, là sous la table à mes pieds, l'aspirateur pas passé, et puis ici, droit devant, l'écran bleu de mon PC.

Du coup je vais cliquer sans tarder, là haut sur «se déconnecter», car comme c'est bientôt la Pâque, et de juifs et chrétiens Semaine Sainte et Rameaux, le ménage est à faire et la chambre à ranger. - Sens du rythme du petit pianiste, qui la dernière fois m'a dit, tu vois j'héberge une copine, elle est sympa mais pour l'heure, c'est elle qui dort dans la chambre, la chambre de l'ordinateur. Moi ça serait plutôt comme ça : je n'habite pas sous mon toit, l'ordinateur n'en a pas, je le laisse dormir avec moi. Il a beau partager ma chambre, et être sympa aussi je crois, ben c'est pas lui qui y fera, ni le ménage au printemps, ni la pluie ni le beau temps. -

A genoux au milieu des livres qui ont atterri sur le plancher, ranger c'est remettre à leur place tel poète envoyé au bagne, tel cubain poussé à l'eau, et tel autre aux travaux forcés. Et comme on referma la cage, leur remettre le baillon, refermer la caisse en carton, sur Arenas et Piñera ou Cabrera Infante. Tristes tigres, cubains exilés, que j'ai de peine rien qu'à vous ramasser, à épousseter sur les reliures vos beaux prénoms en O tracés, mieux que je ne cirerais mes souliers ! Quand je lis dans les journaux que Jack Lang est allé pour Sarko faire la risette à Castro : vous savoir tellement plus beaux que ces trois tristes veaux.

Dans la rue du Roi de Sicile, le printemps vient de commencer, et quand je le retrouve au Carrefour, Nikos l'insulaire tenace, le crétois déterminé, vient d'acheter un gros pull de laine, pour avoir chaud jusqu'à l'été. Je lui dis mais qu'est ce t'as dans la tête, il dit mais ce que j'ai dans la tête, c'est le goût amer de ma bouche, et la fatigue de mes pieds.

Pour M., qui est de Londres, je ne puis dire tout ce qui d'Albion l'ennuie. Moi d'ici le niveau de l'eau, les banquiers et Parisot, et les gens qui depuis dix jours révèrent en Bashung plus qu'un frère, peut-être même Dieu sur terre ? La Pieuvre, qu'on disait de Sicile, règne au coeur du continent, mais les gens jouent aux opposants quand pendant un mois ils ressassent que le Pape est dégueulasse ou que soudain ils se lèvent, et disent « J'ai lu La Princesse de Clèves » ! Devraient relire Pasolini, devraient rapprendre le Frioulan, parce que je parie que pendant ce temps, leur grand-mère elle est morte aux gens. Sans qu'ils n'élèvent le moindre chant. Et pour leurs voisins de palier, qui depuis sont morts aussi, émirent-ils le moindre cri ? Pour qui n'est que d'à côté, quid des hommages à la télé, quid des lauriers dans Libé ? Où sont les foules au cimetière et qui est là pour l'enterrer, à part un rabbin, un curé ? Quel autre ancien petit métier connait d'un psaume la métrique, sa valeur sur-numérique ou même le poids d'un cantique ? On dirait qu'il fait froid dans nos villes, et même si je comprends M. et son envie d'une île - de se choisir un port lointain, une île où débarquer dans la nuit et se réveiller au matin -, Nikos lui le sait d'instinct qu'un gros pull nous servirait bien, quand le froid et la Pieuvre ensemble auront du continent avalé, avant qu'on ne regoûte au poulpe, de nouveaux et plus grands terrains.

Donnez-moi une île de repos, et loin du froid d'Hokkaido, à moi les pantoufles crétoises, à moi les sandales naxiennes, les falaises de Bonifacio ! A nous les marchés de Palerme, à nous les flûtes de Sardaigne, le phare de Formentera et le rocher d'Es Vedra.

Mais qui peut dire que l'été arrive, quand la Pieuvre encore s'étend ?


À nous ! Cubains de Miami, Rébètes d'Ermoupoli, et Crétois de Spili !
À nous vos pleureuses et vos cris, à nous vos instruments à vent,
et vos vieux chants de résistants :

Un groupe hôtelier saoudien, projette une presqu'île nouvelle, de luxe coulée dans le béton, de pétrodollars sur les eaux, au Sud de Beyrouth capitale, eaux qu'ils voudraient tropicales, cette résidence artificielle, dessinant, dans la mer vue du ciel, un grand cèdre du Liban.


De luxe et de béton un cèdre du Liban ? Venu de l'Arabie un arbre du Levant ?
Ô fatigue de mes pieds, goût amer de ma bouche ! Goût amer de ma bouche !
Que tonne l'Éternel, dont la voix fait enfanter les biches !
Que sa voix fende le béton, qu'elle fasse s'écrouler les ponts !


Foin de béton coulé, foin de cèdre truqué,
Et foin de la presqu'île, une île n'a pas de pont
Elle est barbe de Crétois, elle est collines du Turinois.

Une île, c'est de Paris un œuf à la coque avec P. partagé.
Une île, c'est d'Ivry dix-huit bouteilles de vin entre amis terminées.
Et c'est même, à Saint-Gilles, une île sur le parvis,
que les bras et la nuque d'un vendeur de poulets au marché du dimanche.
Une île une caisse de livres, qu'on rouvre et qu'on essuie
La lumière de la lampe dans le noir de la chambre, une île aussi
Et une île l'exil, la petite maison, le poulpe :
Une île, c'est l'Égée, c'est la mer de Libye,
la Sardaigne natale de mon ami qui rit.


(A ceux qui préfèrent à la plaine les hauts Monts du Liban, et, à la pieuvre qui s'étend, la taverne où le poulpe est grillé. Souvenir de l'île de Syros, ardent refuge des Micrasiates et regret de ceux qui en partent.)

07 mars 2009

Wok des amitiés perdues (Aiya, Aiyo)

Quand on va au Ciné Beaubourg comme avant, après tellement d'années, c'est pour voir Dominique Blanc, le dernier Bernard et Trividic, ce film bruissant d'insultes qui se figent en larmes gelées sur le tranchant de la jalousie, le couteau qui pénètre d'un coup sec, la lame qui déferle. Cet être littéralement possédé sous nos yeux, transformé, habité soudain d'un vacarme rageur et froid: la Blanc devenue cette femme éructant sans contrôle les mots de son double vengeur, gesticulant sans emprise, mue par les gestes d'une autre, laissant échapper d'elle celle dont elle est s'est changée en pantin, zombie astral lâché dans la nuit, moderne furie arpentant les rues, hantant les centres commerciaux de banlieue ou les trains qui mènent au delà du périph. La Blanc. La Blanc implosant sur l'écran où se réverbèrent la déflagration de nos villes, la désagrégation de nos liens, et ses jurons de femme blessée retentissant dans nos crânes, en écho à nos sociétés pulvérisées, résonance à la progression de nos tumeurs. Puis les lumières se rallument et c'est fini: après le ciné, avec N., on retourne dîner dans la salle vide de ce libanais d'où il y a huit ans, on était sortis pour se quitter pour de bon, se séparer dans la nuit et en pleurer tous deux comme deux cons, devant ce magasin de slips, là-bas, rue aux Ours.

A Bruxelles avec P., avant un dîner de ris de veau dans la rue de Flandre, un film de chevaux et de dindes dans la pampa, de familles dans les dunes faisant des roulades en maillots sur le sable, accompagné live des longs solos stridents d'un jeune alternos argentin chevelu torturant sa guitare miniature, à un point que c'en est dingue comme presque tous les jeunes alternos sont argentins et comme le cinéma expérimental est plein de jeunes chevelus, parfois.

Revu deux trois, l'autre soir, au D., de ces garçons qui il y a des siècles déjà étaient parvenus à me faire tourner Dalida, pour une nuit ou quelques heures à peine. Au D., justement, Big Manu me dit tu trouves pas que le chien de l'américain derrière là c'est vraiment un medley des deux miens, de chiens ? ...et bon moi bof en fait j'en sais rien pour moi ils se ressemblent tous, les chiens, pour moi autant tu les prends les tiens et tu l'essaies ton pot-pourri, et le petit pianiste à chapeau, qu'on a retrouvé par hasard, dit je suis fatigué des lombaires ce soir, il dit putain qu'est-ce que tu veux, hein, y a des gens comme ça qui aiment bien les chiens... Quand on achève la soirée vautrés sur les chaises en terrasse, ça se termine en prise de tête avec l'autre type là, la supra-chausseuse, je ne sais pas pourquoi, il était de mauvaise humeur peut-être ou il a juste envie de faire sa langue de vipère, c'est pas moi qui le lui demanderai.

Hier j'ai diné chez B. et J. Ils font péter le vin et le saucisson pendant qu'ils préparent un wok et remplissent la turbine à glace, B. en a marre de faire les courses et la cuisine, elle dit si seulement je pouvais engager un petit haïtien dans la merde, et qu'il fasse tout ça à ma place. Quand leur fille était encore en Pampers, elle était fascinée par mes deux grosses bagues, à la main droite, elle voulait toujours les attraper, et comme elle est à table avec nous je le lui raconte, oui tu avais six mois un an et et je faisais tourner mes bagues devant tes yeux, et elle trouve ça bizarre. Leur fille a dix-huit ans aujourd'hui, mes amis ont vieilli, je les trouve beaux, ils habitent toujours à Ivry.

A la télé, la semaine dernière, dans un film de Ang Lee, cette chanson revenue d'un film en noir et blanc de 1937, et chantée par Zhou Xuan, dont les paroles sous-titrées anglais fredonnent «Aiya, Aiyo, through hard times our love runs deep... In life, oh, who doesn't treasure their youth ?» Bon, en français ils ont enlevé la belle onomatopée plaintive initiale et simplement traduit «L'affection dans l'adversité est encore plus profonde... oh dans la vie, qui ne chérit pas la jeunesse fugace ? »

Mais moi, Aiya, Aiyo, cette semaine j'ai perdu ma montre, et l'heure ne s'affiche plus sur mon téléphone portable.