20 novembre 2007

" C'est poison dans votre thé "

Nous étions trois : un breton, un sémite et un luxembourgeois, et c’était une belle nuit au bar de la rue Michel le Comte, retrouvé depuis que je suis indésirable au D., et autour de nous ça causait cinéma et revues branchées.

Nous étions cinq : il y avait O., son interprète russe, un couple bourgeois très « Paris Photo », et moi, et c’était la semaine dernière je crois, ça parlait film de Cronenberg, mafia russe, tatouages et prisonniers, et puis à un moment de la soirée destiné à me marquer, cette expression surgie de la bouche du russe interprète: « C’est comme poison dans votre thé. ».

Nous sommes soixante-trois millions : les grévistes et les autres, c’est tous les jours, aujourd’hui, et c’est ma société.

Ma société, qui laisse des marchands de sommeil être engraissés par l'Etat pour entasser des mal logés dans des taudis de misère, qui accepte qu’on surtaxe les malades, qui regarde sans broncher son système de santé être hypnotisé par les gros labos et administrer en masse des anti-parkinsoniens qui rendent accro aux jeux d’argent et des pilules anti-obésité qui favorisent le suicide. Ma société à qui l’on arrive à faire gober que son voisin de métro est un privilégié. Ma société, vidée de ses défenses immunitaires, et que l’activisme néo-libéral et la collusion des immobilismes conduisent ensemble joyeusement au gouffre. Ma société incapable de produire une autre gauche que celles qui n’ont que des vieilles réponses à de vieilles questions. Le règne des « usagers » et du « vu à la télé », dans ce pays où Sarkozy et Danielle Mitterrand se donnent la main pour accueillir de concert Hugo Chavez, l’ami commun vénézuélien, le para en béret rouge, le « frère » de Castro et des barbus de Téhéran. Et ma planète, celle d’où les abeilles auront bientôt disparues, où la Russie, toujours à l’avant-garde, montre l’exemple en envoyant à l’asile pour schizophrénie les rares voix trop critiques qui s’élèvent encore, où l’Iran aura bientôt la bombe, et où, je ne sais où, on s’amuse à inventer des laveries automatiques pour chiens, et des vaccins contre le sida qui finissent par le donner. Pendant ce temps là, car on nous laisse pour quelque temps encore agiter nos hochets, nous pouvons biens continuer de nous occuper en produisant de beaux discours sur les perspectives subversives insoupçonnées qu’offriraient internet, les jeux vidéo, et les théories queer sur le genre, ou nous mettre tous - enfourchez vos vélib’s - à cet agit-prop guilleret et propre sur lui qui étale, satisfait et suffisant, sa bonne conscience dans nos centres d’art contemporain ou sur nos scènes théâtre et danse.

Pour le dire à la mode russe et en trinquant (allez) : oui, décidément, où qu’on tourne le regard, « c’est poison dans votre thé ».

18 novembre 2007

Taverne Pelouse

Prendre le tram de la côte jusqu’à Ostende, rejointe au lendemain d’une grande tempête en mer du Nord, pour des soirées trop arrosées, cet ancien bar à marins, la Taverne Pelouse, peuplée de tronches d’ivrognes, de vieilles dames indignes et d’adolescentes vérolées réunis une fois de plus pour une partie de cartes, une portion de fromage fondu offerte chaque deux verres de bière, ou ces bars pédés sortis des années septante vaguement honteux, cachés intacts derrière leurs portes à sonnette de clubs privés décrépis. A marée basse le lendemain, par grand vent, les belges, s’il en existe encore, ramassent leurs croquettes de crevettes à même la plage, dans le sable. Sur le port, P. mâche un poisson séché comme un vulgaire chewing-gum, jusqu’à ce qu’alléchés les grands oiseaux attaquent, cormorans ou goélands obèses traînant autour des baraques à poisson, et poursuivant P. le terrorisent suffisamment pour qu’il envoie valser son poisson séché à peine entamé, et se sauve en hurlant. Au détour d’une rue plus laide encore que les autres, il y a dans cette ville étrange un fast-food sans relief et sans goût baptisé magiquement le Mystère de la Baraque à frites. De retour à Bruxelles, dans nos sacs les caramels au lait achetés chez la Moeder Babelutte, et après avoir joui ensemble dans une maison encore froide, échanger nos souffles chauds sous les couvertures comme le bœuf et l’âne à l’étable, en immersion s’abîmer dans ce week-end marin de novembre, rire ou boire ou baiser, tant qu’on peut encore, pour un moment arraché aux jours qui passent et nous écartent l’un de l’autre, s’oublier corps contre corps. Surtout nous taire, remettre toujours à plus tard les plaies qui creusent, les rancoeurs qui montent et les mots qui séparent.

Quand je rentre en France, je voudrais qu'on me bande les yeux, ne plus voir le sourire de ces journalistes et présentateurs de journaux télévisés qui affichent chaque jour plus crânement leur soumission aux puissants, leur collusion avec les forces établies d’un nouveau régime poujado-bananier en talonnettes qui s’est installé chez nous comme dans du beurre, et bien à fond. J’ai du dormir trop longtemps, et quand mes yeux se rouvrent, ce que je vois, c’est un pays tout entier qui hue ses grévistes, laisse ses CRS débarrasser les universités occupées, la dictature molle d’une opinion décérébrée et consentante, et un silence assourdissant. Partout, le froid.